« Je ne veux pas que la vie se mette à avoir d’autres volontés que les miennes »

 

Exposition de groupe sous le commissariat de Marie-Claude Landry

Avec Stéphanie Béliveau, Caroline Boileau, Julie Favreau, Nadège Grebmeier Forget, Sophie Jodoin, Naghmeh Sharifi

du 16 juillet au 1er août 2020

Projet Casa, rue de L'esplanade, Montréal Québec

 

Ce projet d'exposition est un tout, un parcours où les oeuvres se parlent et se répondent d'une pièce à l'autre. En ce sens, il me semble important d'inclure ici des images des propositions de toutes les artistes avec le texte intégral de la commissaire.



Mot de la commissaire  Marie-Claude Landry

« Je ne veux pas que la vie se mette à avoir d’autres volontés que les miennes » écrivait Simone de Beauvoir en 1958 dans Mémoires d’une jeune fille rangée. Mise en relation avec la déferlante de dénonciations qui polarisent l’opinion publique autour du consentement, cet extrait est criant d’actualité. Il rappelle également les importantes notions de l’autodétermination et de la liberté, celles qui rendent possible ou non l’émancipation de son existence et de son corps selon sa propre volonté, et non en regard de celle de l’autre ou à son détriment.

 

Dans cette exposition, la citation de de Beauvoir incarne la posture et l’attitude des six femmes qui y participent parce qu’elles ont fait le choix de s’engager entièrement dans leur travail artistique, devenant ainsi la cause première de leurs actes. Si elles ont été sélectionnées par un comité de programmation dans un premier temps, mon geste commissarial est survenu a posteriori. Cet exercice a encouragé une rencontre inédite dans l’entre-soi de l’exposition où leurs pratiques sont abordées à travers le sujet du corps qui s’y trouve irrémédiablement, voire inconditionnellement raconté, ausculté, éclipsé, souligné, inventé. Leurs approches singulières incarnent les lieux qui marquent les multiples « réels » auxquels elles ont décidé de porter une attention particulière.

Favorisant une mise en dialogue entre des démarches tenaces et engagées, libres et discrètes, les propositions qui habitent l’espace nous informent autrement sur le monde et ses histoires, le corps et ce qui le détermine. La force de l’art se dévoile à travers des œuvres qui traitent de la réappropriation de récits en puissance et hétérogènes, mais surtout contingents dans la pluralité des lieux de la sollicitude (Stéphanie Béliveau), de la résistance (Caroline Boileau), de l’érotisme (Julie Favreau), de la beauté (Nadège Grebmeier Forget), du langage (Sophie Jodoin) et de la mémoire (Naghmeh Sharifi).

Marie-Claude Landry, commissaire

 


Photo: Caroline Boileau 2020

Photo: Caroline Boileau 2020

Photo : Alignement 2020

Photo: Caroline Boileau 2020

Caroline Boileau

Lieu de la résistance

Produits lors d’une résidence à Liège (Belgique) en 2019, les six aquarelles présentées à plat dans un cadre transformé en vitrine s’inspirent des recherches conduites par Caroline Boileau dans des bibliothèques et des musées. Elle a traduit ses investigations au sein d’illustrations inédites qu’elle qualifie de contextuelles et de composites. L’hybridité des créations et leur esthétique en apparence classique tiennent à cette réinterprétation des figures ornant les encyclopédies médicales qu’elle s’est appropriée. Sa palette chromatique distinctive dans des teintes allant du violet au rose évoque les réseaux sanguins et la graphie des traits rappelle le déploiement du système nerveux.

Le corps des femmes a fait — et fait d’ailleurs encore — l’objet de violences obstétriques et gynécologiques et les œuvres de Boileau soulignent l’un de ces récits à caractère anecdotique, quoiqu’extrêmement trouble, où l’on établissait un lien, aujourd’hui, saugrenu, entre femme et grenouille. L’interprétation décrit l’utérus comme un organe froid et visqueux identique aux caractéristiques du batracien. Cette compréhension hideuse et inquiétante de la génitalité féminine informe cependant de la conception et de la perception erronée de l’anatomie du sexe opposé. Érigée par une science occidentale constituée d’un corps médical exclusivement masculin, cette lecture se transforme en symptôme d’une histoire patriarcale et coloniale traversant les siècles. Les dessins déconstruisent cette histoire et la rendent visible. Ils se transforment en lieux de résistance qui font office de rappel et qui plaident en faveur de nouvelles trames narratives.

MCL

 

Travaillant à partir d’une position féministe, avec un intérêt marqué pour la santé – intime, publique, sociale et politique, je crée des œuvres, souvent hybrides, qui s’élaborent par une pratique multidisciplinaire à travers l’installation, le dessin, la vidéo et la performance. Le corps hybride, les multiples représentations du corps — et celui de la femme en particulier — sont un thème récurrent dans ma recherche, inspirée par l’histoire de l’art, l’histoire de la médecine et des sciences et aussi l’actualité. Par un travail en dialogue avec des lieux, des collections, des objets, des œuvres, des communautés et des gens, mon travail tend à révéler des cohabitations improbables en proposant la transformation, à la fois poétique et politique, d’un espace partagé.

Caroline Boileau

 


Photo : Caroline Boileau 2020

Stéphanie Béliveau

Le lieu de la sollicitude

À travers les années, Stéphanie Béliveau a glané avec attention des débris échoués sur les battures du fleuve Saint-Laurent. Dans une quête sans sujet, si ce n’est que le geste répété de se pencher pour ramasser ou cueillir ces artefacts au hasard de ses déambulations, elle les a pris pour leur donner un second souffle, une deuxième vie. Ce geste performatif hautement symbolique qui répare les choses, et le monde, et qui fut refait sans cesse pendant une certaine durée, précède ainsi les œuvres constituant son corpus le plus récent. L’objet trouvé J’ai pris soin de ses petits pieds (Hommage à Louise Bourgeois) (2016) rend particulièrement bien compte de la démarche de l’artiste et de son esthétique du care alors qu’elle a confectionné un véritable plâtre sur une branche d’arbre. Cette branche aux caractéristiques anthropomorphiques ressemble à une paire de jambes dont le bassin suggère, d’un côté, un sexe féminin et de l’autre, un sexe masculin. Il ne manque que des pieds, dont l’absence est soulignée par ces plâtres qui ont pour rôle de réparer les cassures qui peuvent affecter la structure qui nous permet de nous tenir debout. La permanence du pansement stigmatise l’objet qui est à la fois brisé et en rémission. On parle de soin et non de blessure, mais l’un ne va pas sans l’autre.

Le pouvoir de transformation de l’état du monde procède d’une volonté de puissance liée à la vie. Pour guérir, ne faut-il pas voir, percevoir et sentir différemment ? La création et la guérison relèveraient-elles de la même nécessité, du même mouvement ? Stéphanie Béliveau répond par l’affirmative, me semble-t-il. Le fait de continuer à vivre en dépit de ce qui accable le cœur et le corps est traité dans son l’installation Empilement de survie (2014-2015). Une veste de sauvetage et des poches bourrées de sable limoneux raccommodées par l’artiste agissent à la manière d’une trousse de premiers soins en cas d’urgence. Mais c’est dans l’acte de faire que réside le véritable pouvoir curatif, comme le gilet de sécurité a été rapiécé de toile de coton et que les petits sacs ont été remplis et cousus à la main, pendant des jours. D’où vient cette pulsion de vie quand elle est mise en danger, du hasard ou de la nécessité ? Le travail artistique de Stéphanie Béliveau soulève ce type de questions fondamentales qui traitent du sens de l’existence et de la résilience du vivant. À travers la sollicitude, d’abord envers soi, on a ensuite l’impression que tout est possible.

MCL

Sous forme d’installation, de photographie, de sculpture, d’assemblage, de dessin et d’archives personnelles, mes œuvres actuelles s’inspirent essentiellement de séjours passés sur le littoral du fleuve Saint-Laurent. La motivation première de ma pratique repose sur un engagement à créer une imagerie du care, soit à exprimer, par la création, le soin et l’attention que je porte au monde. La dimension réparatrice de ma pratique cherche un lieu de contact entre nature et culture auquel je réfléchis à travers la présence du corps sensible qui l’habite, le transforme et le soigne.

Stéphanie Béliveau

http://stephaniebeliveau.com/

 


Photo : Caroline Boileau 2020

Julie Favreau

Le lieu de l’érotisme

Holding Rays, 2017

Cette vidéo offre à vivre une expérience qui sollicite les corps. D’une part, celui du visiteur par la trame sonore et d’autre part, celui des protagonistes qui se dévoilent dans une intimité généreuse et délicatement érotique. Ces femmes, invitées par Julie Favreau, ont été sélectionnées sur la base de leur différence d’âge (30 ans d’écart entre la plus jeune et la plus âgée) et de leur diversité physique et culturelle. Pour Favreau, cette représentativité des corps et des genres (Monday, 2019) est fondamentale et nécessaire.

L’endroit insituable et atemporel, baigné par une lumière blanche et diaphane où les femmes s’adonnent à une sorte de rituel exploratoire et privé, s’inscrit dans une esthétique qui emprunte aux codes de la science-fiction. L’interconnexion qui unit le groupe relève d’une énergie érotique générée par de petits objets complices des gestes posés et des mouvements muets ayant pour réceptacle la peau conductrice. L’atmosphère étrange et mystérieuse de la scène est amplifiée par les qualités du son ambiant. Des plans rapprochés et les bruitages abstraits de type « ASMR » évoquant le clapotis des vagues créent des distorsions sensorielles qui participent d’une fébrilité induisant également une attention soutenue du spectateur.

MCL

L’érotisme qui connecte les corps a le pouvoir d’altérer l’état sans aucune drogue, rappelle l’artiste qui plaide en faveur d’une conscience augmentée. De plus, la fluidité des genres et la diversité physique et identitaire s’y trouvent affirmées dans un mouvement libérateur de l’intimité des femmes.

Avec mes vidéos, chorégraphies, sculptures et photographies, je cherche à exacerber un état d’acuité sensorielle chez le spectateur et à proposer des narrations liées à l’intime et à l’inconscient. Mes plus récents projets approchent l’érotisme comme forme de pouvoir et s’intéressent à la texture érotique du monde, à la manière dont les corps et les objets, animés ou non, ont un effet les uns sur les autres. Je me penche sur la façon dont les forces spirituelles et sexuelles auront un rôle à jouer dans la réalité imminente de nos corps et psychés « augmentés ».

Julie Favreau

http://www.juliefavreau.com/

 


Photo : Caroline Boileau 2020

Nadège Grebmeier Forget

Le lieu de la beauté

Nadège Grebmeier Forget inclut dans son travail la technique de la diffusion en flux, mieux connue sous son appellation anglophone du streaming. Elle se filme depuis un endroit spécifique retransmis en direct sur Internet signifiant que le regardeur ne se trouve pas devant elle, mais bien devant un écran. After Wallflower a été émise en différé dans le cadre d’un festival à Toronto en 2017. D’une durée de près trois heures, la performance de l’artiste s’est déroulée dans son appartement-atelier de Montréal.

 

Depuis cet espace privé, Nadège Grebmeier Forget a réalisé une série d’actions en face d’une webcam, induisant une impression de voyeurisme. C’est précisément en se référant à l’esthétique de l’autoreprésentation qu’elle brouille les codes de la vidéo amateur. Ici, on l’aperçoit utiliser plusieurs appareils d’enregistrement telle la caméra de son téléphone cellulaire et de son ordinateur. Elles sont toutes sollicitées de même que leur écran d’où surgissent une multitude de photographies instantanées à la manière de collages et d’infinies mises en abyme. La démarche s’apparente également à celle du VJ qui crée et manipule des images en temps réel grâce à des médiations techniques. Dans une formule Do It Yourself (DIY) où elle mixe vidéos grappillées sur YouTube et actions, objets et nourriture, elle se livre à une performance particulièrement chargée de solitude et de tristesse. L’artiste épuise l’image et s’épuise à travers les images qu’elle performe pendant plusieurs heures. Les gestes posés prennent place dans l’univers secret de la chambre à coucher et de tout ce qu’on peut y faire lorsqu’on est seul. Elle construit une trame en direct, la démultiplie et la triture mille fois dans les reflets du miroir de l’écran. Ses actions jaillissent comme une traque de l’intime exhibée dans une quête irrésolue et excessive d’une image aussi parfaite que captive.

MCL

La vidéo est disponible en ligne sur le site Web de l’artiste.

Mon travail artistique a d’abord pris la forme de performances qui mettaient en jeu la vidéo en direct. Ma pratique interroge la représentation de soi au sein d’installations ou de dispositifs dans lesquels j’utilise le potentiel d’objets, d’images et de matériaux pour me transformer. J’élabore une réflexion sur la consommation sous-jacente à l’acte de regarder et les relations de pouvoir qu’il implique. Mon intérêt s’inscrit, entre autres, dans une préoccupation plus particulière pour la réappropriation et le rôle de la médiation dans l’élaboration ou le dévoilement de l’identité mise en scène. 

Nadège Grebmeier Forget

http://www.nadege-grebmeier-forget.com/

 


Photo : Caroline Boileau 2020

Sophie Jodoin

Le lieu du langage

Cette œuvre composée d’une succession de huit images active une séquence narrative qui décortique le processus d’invisibilité auquel est soumis le corps d’une femme dans un vocabulaire d’une simplicité radicale et d’une lisibilité sans équivoque. Véritable écriture visuelle, cette séquence est constituée de huit feuilles de papier encadrées individuellement et de mêmes formats. Elle décrit un portrait en pied d’une femme vue de dos arborant une culotte. Elle apparaît et disparaît au gré d’un plan noir aux dimensions croissantes dans un mouvement d’aller-retour perpétuel. Les quadrilatères dessinés au fusain dans un aplat parfait, dont les contours tirés au couteau dénotent une gestuelle chirurgicale et franche, obstruent d’abord entièrement le portrait pour ensuite le dénuder dans une vulnérabilité aussi grande qu’intégrale, en s’effaçant. Dans une dynamique étrange, la forme dérobe le corps au regard, alors que le regard dérobe au corps son droit à l’intimité. Le déplacement physique qu’implique cette découverte nous conduit dans une impasse, celle d’un corps féminin et anonyme réifié, sinon invisible. Dans un dessin sans fioritures, mais plutôt lexical, l’artiste nous les soumet, tel un examen du réel.

MCL

Ma pratique interroge les manifestations du féminin, de l’intime, de la perte, de l’absence et du langage. Mes recherches actuelles et passées sondent les relations entretenues à l’endroit de la dimension identitaire plurielle du corps, qu’elles soient culturelles, politiques, matérielles, visuelles ou écrites. Le fruit de ces recherches m’a conduite vers une approche plus conceptuelle du corps comme sujet et du dessin comme pratique par le biais de l’installation, du collage, de la photographie, du texte, de la vidéo et de la recontextualisation d’objets trouvés.

Sophie Jodoin

https://www.sophiejodoin.com/

 


Photo : Alignement 2020

Naghmeh Sharifi

Le lieu de la mémoire

Le corps comme lieu de la mémoire manifeste et traduit par ses mouvements, ses postures et ses manies, un langage qui peut appartenir à des codes d’ordres culturel, familial et identitaire. Il peut également raconter des traumatismes physiques et psychologiques. Relevant de l’inconscient, ces gestes automatistes révèlent une manière d’être au monde à la fois singulière et collective. Les réminiscences du corps et de l’esprit sont par ailleurs partielles, fragmentées, indistinctes et en perpétuel changement. Cette idée traverse la pratique de l’artiste Naghmeh Sharifi, qui s’y attarde dans sa nouvelle production picturale exclusivement par le bleu, symbole de nostalgie. Si ses peintures sont de formats discrets, elles ont pourtant une forte présence qui habite l’espace.

Les sujets représentés dans ses compositions ont des allures éthérées, fantomatiques, et ils apparaissent comme des songes. Cet effet tient à son procédé technique. La surface de la toile ayant été entièrement recouverte d’une couche monochrome, c’est par la soustraction que les images sont créées. Effectivement, l’artiste reproduit et réinterprète des images trouvées dans des albums personnels en diluant la matière qui s’estompe. De ces espaces en négatif surgissent les formes qui composent ses œuvres. Ainsi, son procédé rejoue la distanciation entre un événement et son souvenir — modus operandi de la mémoire. Si les corps tendent à s’effacer, la mémoire, quant à elle, les recréer inlassablement.

MCL

Je m’intéresse à la forme et à la psychologie humaines. Dans mes œuvres, j’explore la relation entre le corps et l’espace : le corps qui habite l’espace et le corps en tant qu’espace habité. À travers des médias élémentaires tels que le papier, la cire, l’encre et l’eau, j’explore les mondes dilués et incertains de mes sujets. Ce sont souvent des identités transitoires, celles qui vivent dans les marges et entre les mondes. Les matériaux que j’utilise confèrent à mes dessins et aux espaces dessinés une perméabilité et une ambiguïté. Ils brouillent les lignes entre le corps et l’arrière-plan, soulignant à la fois sa fragilité et son agentivité en tant que cartographie critique. Anonymes et fragmentaires, mes personnages vivent à la fois nulle part et partout, posent des questions sur la façon dont nous sommes lus et la manière dont nous nous créons une place dans le monde une fois décontextualisés.

Naghmeh Sharifi

https://www.naghmehsharifi.com/