J’adore les dessins des humeurs, nuages, fumées et autres états volatils trouvés dans les manuscrits compulsés. Au creu des plus anciens, ceux du Moyen-âge et de la Renaissance. La précision de chaque trait, de chaque ligne, suggère avec finesse la légèreté d’une chose invisible et fuyante.

Je me surprends à les calquer, ces petites fumées, puis à les reproduire ça et là dans les dessins. Corps qui fument, respirent et expirent. Corps qui rêvent. Corps qui soupirent aussi. Car, hors des pages plusieurs fois centenaires, ça soupire fort parmi les chercheurs. J’aimerais pouvoir les enregistrer pour composer un opéra. Pourquoi ça soupire ainsi les chercheurs ? À cause du temps qui passe trop ou pas assez vite ? À cause des choses espérées qui ne se concrétisent pas ? Parce que la chose cherchée refuse d’apparaître ?


Dessiner ce que j’aime, ce qui m’étonne, ce que je désire conserver.

Dessiner aussi ce qui m’inquiète, ce que je cherche à comprendre, ce qui épuise mon être.

Apprendre à penser ensemble toutes ces choses qui me causent problème.

 


 

Visite au Musée Médical Maude Abbott de l’université McGill. Étonnée de voir des tératomes en vrai. L’un des deux spécimens à des dents et l’autre des cheveux. Étrange de découvrir des cheveux poussant sur une masse de chair au creux du corps. Renversement contre-nature, extérieur et intérieur mélangés, corps affolés. Les petits amas de chair dessinés d’après l’ouvrage de Mangeti renvoient peut-être aussi à ça ?



 

C’est arrivé en partie à cause du coffret qui contient les instruments d’amputation pré-anesthésie…Un coffret de bois précieux dont les plateaux intérieurs sont recouverts de velours rose décoloré par le temps et le poids des instruments. Comme pour les instruments d’obstétrique, je trace le contour de chacun sur la feuille, précautionneusement. Camaïeux de roses pour des objets terribles. À l’atelier, les lavis sont plus sangs et chairs que tissus et velours.

En cherchant à juxtaposer mes propres outils d’artistes à ces dessins, je retombe sur des objets dorés et c’est fort beau tout ça, réuni ensemble, sur ma table de travail.




De retour à la bibliothèque. Je retombe dans mes livres.

Un carnet de dessins rassemble des copies et variations d’illustrations liées à l’obstétrique. Les pages sont fines, assez translucides pour laisser apparaître les marques au verso ou sur la page du dessous et j’en profite. Je fais baver les couleurs et calque les traits d’une page à l’autre. Mon livre sur l’obstétrique est plutôt brouillon, plutôt bouillon de sorcière que précis médical.

Plier les histoires les unes sur les autres pour m’en créer une nouvelle mais de quelle Histoire s’agit-il alors ?



Notes sur les images : en haut - Chaise obstétrique (Eucharius Rösslin, 1513), et chaise de Steilneset (Louise Bourgeois, 2011) ; en bas - Précis pour sages-femmes d'Eucharius Rösslin, croquis d'après un petit squelette de Mangeti (Theatrum Anatomicum, 1717) et croquis d'après les illustrations obstétriques de Kuwobara (Shimpen Sanko, 1821).





Cette semaine, je travaille à la maison. Je tente, j’essaie, j’écris un texte pour l’infolettre de la Bibliothèque Osler. Assise à mon vieil ordinateur, je convoque les mots en espérant faire apparaître quelque chose de sensible sur l’écran. Lorsque je m’y perds, j’imprime le texte et y replonge avec crayons de couleur, ciseaux et ruban adhésif : couper, réassembler, coller, annoter. Recommencer. Même méthodologie, même façon de faire qu’en dessin…le collage n’est jamais loin, la tache et l’accident toujours imminents. J’ouvre les cahiers de travail pour y grappiller des bribes, des amorces, des ancrages. Difficile de mettre des mots sur des intentions à la fois persistantes et fugaces.

Le travail en train de se faire est fragile.

 


Observations anatomiques de Pierre Barrere, 1753

 

Un livre intrigant. Les planches au début du livre ne sont pas expliquées. Ces images sont censées parler d'elles-mêmes.

Et puis, il y a le ton de l'introduction, le choix des mots, une poésie toute médicale.

 


                                                                                                                            Estomac nuageux d'après Barrere


"...Enfans Acephales...

mains monstrueusement boursouflées de vent...

luettes fourchues...

cornichons au front...

dents incisives, découpées en trèfle..."

 


Au début Octobre, M m’a apporté des instruments d’obstétrique. Une des libraires, en passant, décontenancée les a traités de TRÈS MATÉRIELS. Presque des outils de torture : pinces et cuillères surdimensionnées, ciseaux aux pointes triangulaires…Comment aborder ça ?

Les sortir de leur pochette, vieille et fort usée, les déposer sur la table et regarder le jeu des ombres les transformer sans les adoucir. Finalement, ne conserver que ça, le jeu des ombres sur la table, le tracé de la forme des instruments. De retour à l’atelier, les superposer à autre chose, une forme assemblée de plusieurs feuilles de papier, une roche-utérus. Un mystère à sonder?

 




 



Détail d'un dessin fait à partir d'une illustration, Osteography of the Anatomy of the Bones, Cheselden, 1733

 

Retour à l’atelier. Déposer le cahier de notes et de croquis sur la table là-bas. L’ouvrir et regarder son contenu avec un regard renouvelé. Sortir papier, encres et aquarelles. Les ciseaux et les lames affutées aussi.

 

Contre toute attente, les dessins apparaissent en noir et blanc. Le papier est plié, replié, imprimé, calqué. Le collage vient occulter, suggérer et souligner certains éléments. À l’extrême propreté du la bibliothèque et aux soins maniaques prodigués aux manuscrit, j’oppose des taches et éclaboussures, des transferts de marques, des découpes et collages intempestifs. Je travaille autant sur le recto que le verso des papiers. Ces derniers sont fins, presque translucides, fragiles.

Ça brasse fort ici aujourd’hui.