Remplir les documents pour la certification éthique est un exercice exigeant et décalé car peu adapté au travail que je fais, à la recherche-création point. L’aide de M et de M m’a été précieuse pour ne pas perdre le fil, pour ne pas baisser les bras devant l’énormité de la tâche. Je crois avoir trouvé les bons mots pour expliquer ce que je fais, ce que j’aimerais faire, avec qui et vers quelle finalité je travaille. Les documents sont en train d’être passés au peigne fin, examinés sous la loupe, disséqués. En attendant le sceau d’approbation pour commencer les entretiens, je lis et dessine, je lis beaucoup et dessine davantage. Dessins et lectures prennent la forme de gestes réalisés pour la caméra.

 

Les projets que j’ai réalisés au cours des dernières années se sont construits par un processus lent et contextuel, en dialogue avec les différentes personnes en présence. Je débute avec le souci d’habiter le lieu où je me trouve : comment y passer le plus de temps possible? Qui sont les personnes qui utilisent ce lieu? Quels sont les langages corporels, verbaux et non-verbaux? Avec quels outils y travaille-t-on? Comment rencontrer ces personnes véritablement? Comment travailler avec elles sans les instrumentaliser par mon travail d’artiste? Toujours, j’essaie de travailler avec ce qui est là et non avec ce que je pense y trouver.

 

Ce projet de résidence débute différemment… il y a cette pandémie qui fait rage partout sur la planète et me coupe des gens que j’aimerais rencontrer et avec qui j’aimerais discuter. Les plateformes de visioconférences sont froides, frettes comme on dit ici. Je lis difficilement le langage non-verbal des gens installés de l’autre côté de l’écran. Comment alors se rencontrer véritablement? Dites-moi comment réchauffer la salle! Moi qui aime hanter des lieux, je voyage maintenant par l’esprit. Par le dessin, je documente le processus de recherche et invente les lieux et contextes qui me font cruellement défaut. Par la performance, je m’invente des gestes et des façons d’être seules mais connectée à d’autres. Je rêve de télépathie et de téléportation.

 

Comment débuter ? La question d’un projet à l’autre et, à cette première question, s’ajoutent toutes les autres : Que faire avec ce que je trouve ? Comment transformer ces images-témoignages-expériences-connaissances en œuvres contemporaines ? Quelles formes plastiques donner à cette recherche ? Dans quel but ? Pour les partager avec qui ? Ouf!

 

Une journée ensoleillé et froide, 24 octobre 2020


 

 

Quels sont les tabous liés au désir d’avoir un enfant, à la grossesse, à l’accouchement, à la maternité et au suivi médical?

 

Ce projet de recherche-création vise à rassembler des expériences contemporaines, multiples et diversifiées de la maternité et du désir de maternité en s’intéressant plus spécifiquement à la question des violences obstétricales. Tout au long du projet, ces expériences et témoignages seront transformés en œuvres visuelles à être présentées lors d’une exposition au CEUM-Centre d’exposition de l’Université de Montréal.

  

Ce projet de résidence à l’Université de Montréal me permet de revenir à une partie de mon travail d’atelier et de performance qui s’intéresse à la prise de parole de personnes rencontrées qui acceptent de me livrer, pour quelques instants ou plusieurs heures, le récit de leur corps. Par le passé, ces récits ont été de formidables moteurs de réflexion et de création que j’ai cherché à traduire par le dessin, la sculpture, la vidéo, la performance afin de les rendre publics. Je suis habitée par cette idée - sans doute un brin naïve - que l’on peut aménager un espace collectif, à même l’espace public, pour que ces paroles puissent être entendues et vues. Par mon travail, je cherche à complexifier histoires, connaissances et expériences, à les troubler davantage pour tenter de faire émerger des questionnements et des étonnements, pour (re)faire émerger la parole.

 

Mon fils aura bientôt 19 ans et la réappropriation de la maternité m’interpelle plus que jamais. L’histoire de son passage dans et à travers mon corps et ma vie est indélébile. Au fil des années, plusieurs corpus de travail abordent, de façon plus ou moins directe, cette question de la violence de la maternité, de la procréation, de l’accouchement, de l’allaitement, du poids du regard et du jugement de la société, de la charge mentale de la femme… Ce qui m’attire en particulier dans ce projet de résidence-ci, c’est l’invitation à réfléchir, à discuter et à créer quelque chose ensemble, cumulant différentes expériences et plusieurs voix.




Le 13 mars. Début du confinement. La pandémie est maintenant ici. Tous mes projets sont tombés à l’eau en quelques heures. Tous les projets de l’année sur lesquels je travaillais déjà depuis plusieurs mois se sont volatilisés laissant un grand vide. Très tôt, j’ai décidé de ne pas essayer de remplir ce vide…mais de l’accueillir, de l’examiner et de le laisser passer. J’ai accepter d’accepter l’invisibilité : pas de posts intempestifs sur les réseaux sociaux, pas d’infolettre justifiant mon inaction, pas de tentative de faire comme si tout allait bien et de continuer ma vie comme si de rien n’était.

 

Je ressens plutôt une terrible envie de ralentir et de réfléchir, de retrouver ce qui me pousse à inventer des projets, à penser la pratique artistique comme essentielle à la vie. La question de la sociologue des sciences Isabelle Stengers tourne en boucle dans ma tête : What I am busy doing ? Qu’est-ce que je suis occupée à faire ?

 

M m’a envoyé ce texte de Paul Maheke qui m’atteint comme une étreinte et un coups de poing au ventre :  L’année où j’ai arrêté de faire de l’art.  

 

« L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, j’ai juste arrêté. Je n’étais pas seulement ralenti·e dans ma progression, je n’ai pas pris un détour, j’ai juste arrêté. La vie ne m’a pas fait de coups durs, du moins pas plus que d’habitude. Ma vie entière était un coup dur. 

Je n’avais plus de résistance. Plus une seule goutte de sang. Mon corps s’est effondré. C’était l’année où je ne pouvais plus tenir le coup. »

(…)

« C’était tellement banal que personne ne s’en est rendu compte. » 

Les artistes sont toujours en récession, en crise. La pandémie ne change rien à tout ceci mais exacerbe, densifie l’insécurité qui, loin de se matérialiser dans un futur incertain, vient chambouler mon présent, la seule chose sur laquelle je pensais avoir prise.

 

Toutes ces semaines plus tard, j’ai fait les deuils qui s’imposaient, j’ai absorbé les chocs, j’ai accepté le niveau d’anxiété actuel comme étant ma nouvelle normalité. Je me suis demandée si 2020 serait l’année où j’allais arrêter de faire de l’art. Et puis non, peut-être l’année prochaine. On verra. Ça va aller.

 

J’aime et je déteste cette phrase. J’aime celle que les enfants copient maladroitement sur leurs dessins d’arc-en-ciel colorés collés aux fenêtres. Je déteste celle répétée ad nauseam par les politiciens qui ignorent tout de ma vie et de mes rêves. J’adore celle qui donne le titre et clôt le roman de Catherine Mavrikakis, un ça va aller comme une incantation maléfique, un espoir grinçant pour la suite.  Un ça va aller qui comprend tous les doutes, les incertitudes, les angoisses passées, oubliées, inventées et à venir. Un ça va aller complètement lucide. Un doigt d’honneur levé bien haut. Un fuck you complètement assumé.

 

Mais il faut aussi parler de lumière, de magie et du feu qui couve.

 

Au très beau et très juste texte de Paul Maheke, lucide, dur mais bienveillant, j’ai envie de juxtaposer cette citation d’Hélène Cixous, tiré de Entre l’écriture :

 

« Folles : celles qui sont obligées de re-faire acte de naissance tous les jours. Je pense : rien ne m’est donné. Je ne suis pas née une fois pour toutes. Écrire, rêver, s’accoucher, être moi-même ma fille de chaque jour. Affirmation d’une force intérieure capable de regarder la vie sans mourir de peur, et surtout de se regarder soi-même, comme si tu étais à la fois l’autre, - indispensable à l’amour et rien de plus ni de rien que moi. »

 

J’aime l’idée de me re-choisir tous les jours, de re-choisir d’être une artiste, de me re-poser la question souvent. C’est une forme de liberté à laquelle je tiens mordicus.

 

(Extrait d’une conférence Zoom pour le cours de Marianne Cloutier à l’UQAM. Cours sur les effets du confinement sur les artistes)

 





Je ne sors plus ou à peine. J’ai ramené l’essentiel de l’atelier : ma boite d’aquarelles et quelques pinceaux, des petites chutes de papier. Je m’installe à la table de cuisine : j’écoute trop la radio ; je nourris ma levain cheffe tous les jours et ma levain de gingembre tous les mercredis ; je passe du dessin à la popote sans m’en rendre compte ; les dessins sont parfois collants et, parfois, par distraction,  je prends un gorgée d’eau sale où trempent les pinceaux. Je laisse toutes les choses se mélanger, fermenter, attraper dans l’air les bactéries dont elles ont besoin pour survivre. Je ne sors plus ou à peine. J’ai appris à respirer prudemment, à me méfier de l’air.



Levain cheffe ; soda naturel au levain de gingembre ; choucroute

 

 

Fermentation lactique 
Elle intervient dans l'élaboration des yaourts, des laits fermentés, des saucissons, de la choucroute, du levain pour le pain, de certains fromages.

Elle est homolactique quand sous l'action de bactéries homofermentaires l'acide lactique est majoritaire. 
Parmi les bactéries homofermentaires des bactéries des genres Lactococcus, Lactobacillus et Streptococcus.

Parmi les bactéries hétérofermentaires des bactéries des genres Leuconostoc et certains Lactobacillus.

  

Fermentation acétique

C'est à Louis Pasteur (1808-1873) que nous devons la découverte de la nature biochimique du processus de formation du vinaigre. A partir de 1865, sur la base des recherches de Pasteur, la production industrielle de vinaigre a connu un grand essor. La bactérie du vinaigre "aceto-bacter" se développe dans le vin non bouché. Les petites mouches qui sont fortement attirées par le vin placé à l'air libre et qu'on appelle mouches du vinaigre (drosophiles) véhiculent l'aceto-bacter. Les bactéries de l'acide acétique forment une couche à la surface que l'on appelle la mère du vinaigre. L'aceto-bacter utilise pour vivre l'énergie libérée par l'oxydation. Les processus qui ont lieu en présence d'oxygène de l'air sont dits aérobies. Toute solution alcoolique diluée peut donner de l'acide acétique ; dans ce cas le taux d'alcool correspond à la quantité d'acide acétique qui résultera de la transformation. 

 

La maladie à coronavirus 2019

Le COVID-19 est une maladie infectieuse provoquée par un nouveau virus qui n'avait encore jamais été identifié chez l'être humain.

Ce virus provoque une maladie respiratoire (analogue à la grippe) avec des symptômes comme la toux, la fièvre et, dans les cas les plus sévères, une pneumonie. On peut s'en protéger en se lavant fréquemment les mains, et en évitant de se toucher le visage.

Le nouveau coronavirus 2019 se propage essentiellement par contact avec une personne infectée, lorsqu'elle tousse ou éternue, ou par l'intermédiaire des gouttelettes de salive ou de sécrétions nasales.

 





Tout est prêt : les dessins sont au mur, les tables sont dressées, le jardin débroussaillé.

Demain, la performance aura lieu à l’extérieur car le temps sera beau. C’est A qui filmera et Y qui captera le tout en photo. Les méchants microbes sont fort occupés avec les antibios et autres médicaments, ils devraient me laisser tranquille une petite heure. Je me sens bien accompagnée. 

 

J’essaie de profiter du calme de la soirée qui commence. Dans quinze minutes, j’irai avec A constater la qualité de la lumière en préparation pour Hors d’elle demain. Après, je préparerai mes objets et outils. Encore après, je me coucherai tôt.

 








Une belle table de lectures vertes. Livres trouvés et aimés cet été. Livres qui accompagnent ma résidence ici et aussi qui préparent le retour : botanique venimeuse ; fonction sociale de l’artiste toujours à redéfinir et qui dérange toujours : façons d’organiser affectueusement réunions, rencontres et autres collaborations de longue haleine. Il y a aussi la lecture du vivant qui s’invite à l’atelier, vient donner un dernier spectacle émouvant avant de s’éteindre en douceur. 




La peau de la grenouille prend forme. Une immense surface de papier qui prend presque toute la largeur de l’atelier. Une peau hybride recouverte de centaines de mauvaises plumes découpées rageusement dans des romans à l’eau de rose récupérés chez C. Des mauvaises plumes, dans touts les sens du terme, assemblées sur une surface brute en attente d’une certaine métamorphose pour passer de la 2D à la 3D, de l’objet transactionnel à l’artéfact. Vu l’ampleur de la tâche, je me demande si cela sera même possible…

 

Une surface ample pour une grenouille-bœuf qui n’explosera pas, mais, si tout va bien, m’avalera complètement. Je retrouve à cette échelle et sur cette surface brute, les trous noirs présents dans les dessins. Des trous qui relient des mondes et des temporalités disparates. Des trous qui animent les collages, fragmentent les corps et garantissent des entrées ou sorties rapides.